Une fois encore, je me lance dans la chronique d’un des plus grands noms de l’histoire du jeu vidéo. Chacun aura évidemment son avis sur la question mais en ce qui me concerne, Civilization est, avec Panzer General et les séries des Phantasy Star, Shining Force et Baldur’s Gate, le jeu solo qui m’a scotché le plus longtemps devant mon écran. De plus, si Civilization a engendré de nombreuses suites et produits dérivés plus ou moins réussis, la première version du jeu s’imposa à sa sortie comme le jeu de gestion le plus « global » jamais programmé jusqu’alors. Et tout ça par le génie et la vision d’un seul homme : Sid Meier, qui contribua à la gloire de l’éditeur Microprose durant la majeure partie des dernières décennies du XXème siècle (Civilization, Colonization, Railroad Tycoon, Pirates et F-15 Strike Eagle, ça vous pose un homme tout de même).
Réinventons la route : dans Civilization, votre tâche est de prendre en main la destinée d’un peuple, de 4000 avant Jésus-Christ jusqu’en l’an 2100 au maximum, et de faire d’une petite tribu migratrice un empire puissant, craint et respecté. Bien qu’il soit possible de continuer à jouer après cette date, votre score n’est alors plus comptabilisé. Ce fameux score final est calculé en fonction de multiples paramètres : la population de l’empire, le nombre de merveilles du monde qu’il renferme, le taux de satisfaction et le niveau de pollution (qui fait baisser le score s’il est élevé). Un titre vous était alors décerné, vous comparant à de grands et moins grands noms de l’Histoire réelle (Dan Quayle, vice-président américain de l’époque, constituait alors le niveau le plus bas… !). Il est également possible de terminer la partie avant la date butoir, soit en ayant conquis la totalité de la planète et vaincu les autres civilisations, soit en ayant construit et envoyé un vaisseau spatial coloniser Alpha Centauri.
Quatorze peuples sont à votre disposition pour entamer cette grande aventure historique : il s’agit des Babyloniens, Zoulous, Russes, Romains, Grecs, Anglais, Français, Allemands, Égyptiens, Aztèques, Indiens, Mongols, Chinois et Américains. Ces différentes cultures n’ont aucun comportement civilisationnel prédéfini, et en choisir une plutôt qu’une autre reposera simplement sur les affinités personnelles. Cependant, ils se voient dotés – ou pas – au départ de l’un ou l’autre avantage aléatoire (connaissance d’une technologie supplémentaire, deux unités de colons, etc.).
Le fil directeur de Civilization est donc simple : construire un empire étendu, riche et puissant, capable de résister aux envahisseurs mais aussi de conquérir ses voisins. Dans cette optique, l’aménagement efficace du territoire (irrigation, mines, routes), la construction de forces offensives et défensives, la domination des terres, des mers et des cieux et la possession de l’arme nucléaire sont les lignes directrices de votre développement international. À cet aspect macro, Civilization ajoute la gestion microéconomique de chaque ville. Un grand empire ne pouvant se développer si les cités qui le composent restent petites, il est vital de transformer chaque village en mégalopole potentielle. Après avoir résolu le problème de la nourriture, vous aurez ainsi à construire dans vos villes des aménagements militaires (casernes, murailles,…), commerciaux (marchés, industries manufacturières), productifs (usines, usines de travail à la chaîne, centrale électrique, hydraulique ou nucléaire,…), sociaux (temples, coliséums, cathédrales,…) et culturels (bibliothèques, universités,…). Chacune de ces constructions nécessite évidemment la possession de la technologie correspondante (par exemple, la maçonnerie pour les murailles, la religion pour les cathédrales, l’industrialisation pour les usines, etc.). Toutes ces découvertes scientifiques s’inscrivent dans une arborescence complexe, où la maîtrise de deux technologies combinées ouvre la voie à d’autres technologies. La recherche est plus ou moins efficace suivant que l’on possède des infrastructures culturelles solides et qu’on consacre un certain montant du revenu national à la science. Mais il ne faut pas négliger pour autant d’alimenter le trésor (ce qui vous permet de vous livrer immédiatement à des dépenses importantes sans devoir patienter le nombre de tours de jeu requis par les capacités productives) et d’assurer la production de biens de luxe (en gros, veiller à ce que la population ait droit à son «panem et circenses» quotidien et abandonne toute velléité révolutionnaire). Autre trouvaille inédite apportée par Civilization : la possibilité de changer de gouvernement. Les différentes formes de gouvernance (despotisme, monarchie, république, communisme et démocratie) possèdent chacune leur forces et leur faiblesses (par exemple, le communisme assure la stabilité mais réduit la production) mais l’évolution souhaitable reste la démocratie… du moins pour les joueurs qui ne tablent pas exclusivement sur l’action militaire. Et n’oublions pas les Merveilles du monde, ces constructions pharaoniques qui dotent la civilisation bâtisseuse d’un avantage civilisationnel total (la grande bibliothèque permet de récolter les technologies des autres peuples, les Nations Unies obligent les civilisations rivales à accepter les traités de paix, etc.). On pourrait encore disserter de longues heures sur les multiples trouvailles et subtilités ludiques que renferme Civilization, mais il faudrait alors largement déborder de l’espace qui m’est imparti, et nombre de lecteurs mourraient probablement de vieillesse avant que je n’en ai terminé. De plus, Civilization fait partie de ces softs, comme Mario ou Tetris, dont le mode de fonctionnement est généralement connu de tous les joueurs qui ne sont pas viscéralement opposés aux jeux de stratégie.
Bien entendu, Civ 1 comme on l’appelle familièrement, possède objectivement moins de possibilités que ses successeurs. Il propose moins de constructions, d’unités militaires, de Merveilles du monde et de types de gouvernement que les versions suivantes. Techniquement, ce soft accuse évidemment son âge. La représentation du territoire, en vue aérienne, est sobre et fonctionnelle mais certains éléments géographiques sont représentés de manière grossière. Les unités sont des simples rectangles colorés, décorés d’une représentation plus ou moins explicite de l’unité. Les bruitages sont insignifiants et seules les musiques (uniquement présentes en cas de rencontre diplomatique) présentent un minimum d’intérêt grâce à leur adéquation au chef d’état ennemi (percussions tribales pour Shaka-Zoulou, musique baroque pour Frédérick II de Prusse, trompettes de péplum pour Jules César, etc.). Néanmoins, la maîtrise des rouages du jeu, basée sur des menus déroulants et des raccourcis claviers, présente déjà cette ergonomie et cette simplicité d’utilisation caractéristique de la série. Pour réellement maîtriser les fondamentaux et élaborer une civilisation potentiellement victorieuse, il faudra un peu plus de temps que les deux ou trois heures de prise en main des commandes.
On pourrait donc penser que Civ 1 n’est que la version 1.0. d’un concept qui s’est affiné au fil du temps, et qu’il ne propose dès lors plus aucun intérêt aujourd’hui. Et pourtant, on y trouve quelques éléments (des détails pour la plupart, mais c’est avec les détails qu’on construit les légendes) qui feront défaut aux versions postérieures. Tout d’abord, au lieu des émissaires du deuxième opus, on rencontre le chef d’état en face à face, avec son hymne national et son gouvernement au grand complet derrière lui. Il est certes un peu illogique de discuter avec un Alexandre en cuirasse en 1975, ou avec un Abraham Lincoln en redingote en 1500 avant JC, mais pas plus que de recevoir un shogun ou un chevalier vêtu d’une tunique fleur-de-lys qui viennent réclamer la technologie des fusées. L’élément le plus amusant de la diplomatie concernait l’expression du leader rival, qui changeait selon la tournure que prenait la négociation. Il aura fallu attendre 2005 et Civilization IV pour retrouver ce sympathique système de représentation diplomatique. L’apparence des différents ministres évolue elle aussi au fil du temps : les républiques anciennes sont représentées par des centurions, tribuns et autres Romains, tandis que les gouvernements républicains ou démocratiques modernes présentent des ministres qui ressemblent à des scientifiques et des philosophes du siècle des lumières. Les dictatures sont représentées par des chefs de clan mongols, puis par des généraux sud-américains, et ainsi de suite. Les vues aériennes des villes sont nettement plus agréables à regarder que dans les autres épisodes (malgré l’échelle irréaliste des Merveilles du monde : m’étonnerait que la Grande Muraille ait fait 300 mètres de haut) et la possibilité d’améliorer son palais personnel en fonction des résultats obtenus (et dans un style antique, médiéval ou oriental) était également plus amusante que la simple salle du trône prévue par Civilization II.
On notera cependant la présence d’une des caractéristiques les plus absurdes de ce premier Civilization : la non obsolescence des unités militaires. Dans le monde réel, il est évident qu’une lance ne peut percer le blindage d’un Hummer. Aussi, dès Civilization II, certaines unités tombaient-elles en désuétude totale dès la découverte de certaines technologies (par exemple, la découverte de la poudre à canon qui fait perdre toute utilité aux unités comme la phalange ou la légion). Civilization ne tient pas compte de cette logique naturelle et se contente de comparer les capacités d’attaque et de défense des forces en présence. On se retrouve donc face à des absurdités totales comme une phalange d’hoplites qui parvient à anéantir totalement un régiment d’infanterie blindée. Cette dernière ayant une capacité d’attaque de 6, son blindage et sa puissance de feu ne peuvent rien contre la défense d’hoplites (2) vétérans (+1) retranchés dans une forteresse (+1) en zone montagneuse (x2)… ! Plutôt absurde, et la «barre d’énergie» des unités n’ayant pas encore été inventée, Civ 1 ne reconnaît que la victoire totale ou la défaite totale.
En bref : 19/20
Pratiquer Civilization premier du nom ne se justifie plus, diront certains. Il est vrai qu’en dehors de petits gadgets agréables, il s’agit logiquement de la version la moins aboutie de la série. Mais ce serait oublier que Civilization est l’un des jeux les plus incontournables de l’histoire du jeu vidéo, une pierre angulaire du jeu de stratégie/gestion, une référence révolutionnaire qui n’a, en fait, pas pris une ride et un fondateur qui a donné naissance à l’une des séries les plus acclamées qui soient. Un must donc, auquel il faut jouer au moins une fois dans sa vie, quand bien même on aurait déjà pratiqué les volets ultérieurs.