Après avoir pratiquement inventé le jeu d’aventure avec le célèbre Mystery House, Roberta Williams, fondatrice de la société Sierra, souhaitait révolutionner le genre avec une autre histoire se déroulant dans un vieux manoir. Bien qu’elle se soit donnée les moyens de sa politique, Roberta Williams ne put empêcher Phantasmagoria de demeurer finalement un jeu d’aventure très perfectible dans l’ensemble.
Phantasmagoria, c’est donc l’histoire terrifiante de la jeune romancière à succès Adrienne Delaney qui vient, avec son compagnon Donald Gordon, photographe professionnel, de faire l’acquisition d’un somptueux nid d’amour : la maison Carnovash, un flamboyant manoir néo-gothique bâti sur une petite île non loin du port de Nantuckett, en Nouvelle-Angleterre. La demeure a été construite à la fin du XIXe siècle par Karno Carnovash, un célèbre magicien de music-hall dont la vie privée échevelée se termina, selon la rumeur, dans des circonstances inexpliquées à ce jour.
Au commencement du premier chapitre (le jeu en comporte sept, un pour chaque jour de la semaine), Adrienne et Donald sont donc en train de déballer leurs affaires en bavassant sur comment qu’ils sont beaux, riches, heureux et sous omnium, dans leur belle maison de parvenu. Et vas-y que je te ressors le petit truc en toc que tu m’avais acheté à la fancy-fair avant de me demander ma main. Et vas-y que je te fais un câlin au chat qui avait la mauvaise idée de passer par là. Les dialogues sont tellement clichés que l’on a bien envie de couper le son et de se goupiller une petite séquence « doublage non officiel » avec quelques potes à l’humour douteux. « Tiens, mon chéri, regarde donc ici : la chope à ton nom que tu avais gagné au concours du plus gros mangeur de choucroute à Disneyworld en 92 » « Et là, mon amour, n’est-ce pas la chevalière en zircon que tu portais quand je t’ai ramassé sur le trottoir après une nuit de beuverie sur Sunset Strip ? ». Tout le jeu, du moins dans ses moments non sanguinolents, baigne dans cette ambiance culcul-neuneu de romantisme en stuc à l’américaine. En soi, ces niaiseries ont leur importance dans l’élaboration de l’atmosphère et la mise en place du scénario, mais tout paraît un peu forcé ici. Nous y reviendrons.
Nous en étions au jour 1. Pendant que Don monte s’occuper de son labo photo, Adrienne commence à explorer sa nouvelle demeure et, comme dans tout bon jeu d’aventure, à ramasser les quelques objets disponibles dans les différentes pièces. C’est vrai qu’on a toujours besoin d’une boîte d’allumettes avec soi. D’un tisonnier aussi d’ailleurs. Bref, Adrienne explore les innombrables pièces du manoir. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça valait le coup de s’endetter pour 14 générations. Un monumental hall d’entrée avec une cheminée sculptée, un petit salon et un bar ; une salle à manger pouvant accueillir une vingtaine de convives ; un immense jardin comprenant des sculptures pharaoniques, une gloriette, une rivière artificielle avec un petit pont… c’est chicos chez les Gordon. L’étage est à l’avenant : de très nombreuses chambres avec lit à baldaquin, tapis d’orient et draperies. Sans oublier les nombreuses uvres d’art qui décorent l’intérieur. A ce que semblent laisser deviner les peintures, Carnovash, homme fort intimidant si l’on en croit son portrait dans le hall, semble avoir eu de très nombreuses liaisons amoureuses au cours de son existence… Pourtant, quelques éléments mettent mal à l’aise la jeune femme. Cette bouteille d’absinthe qui trône dans le bar depuis près d’un siècle. Cette diseuse de bonne aventure mécanique de fête foraine, toujours en état de marche, qui offre une carte intitulée « La mort marchera encore », les visions malsaines qui l’assaillent lorsqu’elles s’allongent sur un des lits ; cette curieuse substance gluante et ces pleurs dans l’ancienne chambre d’enfant au premier. Mais rien qui entache le bonheur d’un déménagement, pas vrai ? En explorant les multiples recoins du hall d’entrée, Adrienne découvre une porte fermée à double tour derrière un rideau. Qu’à cela ne tienne : elle prend immédiatement la voiture et se rend à l’agence immobilière de Nantuckett où elle se fait remettre la clé. La pièce s’avère être le bureau privé de Carnovash. En fouillant ce nouvel endroit, Adrienne met à jour un passage dans la cheminée, qui conduit à une sombre chapelle. Sur le lutrin, une boîte ouvragée maintenue fermée par un lourd incunable. La curiosité des femmes les perdra : Adrienne ouvre la boîte. Quelque chose s’en échappe. Un hurlement à l’étage. Don est inconscient dans son labo. Il a du s’assommer sans s’en rendre compte. L’incident est vite oublié. La journée se termine. Dans les jours suivant, Don, le gendre idéal, affectueux, aimant et serviable, commence à changer… Les premiers jours, il ne s’agira que de simples sautes d’humeur, le genre de cyclothymie légère pouvant être provoquée par un repas mexicain un peu trop épicé la veille, mais alors qu’Adrienne en apprend chaque jour un peu plus sur le terrible passé de la bâtisse et les disparitions brutales qui ont émaillé l’époque où Carnovash y résidait Don en arrivera à fondre un plomb définitivement. Il violera sa femme (en gardant son slip…), zigouillera le chat pour finir par avoir la saine envie de trucider également sa tendre moitié (ce qui, au bout de plusieurs heures à regarder Adrienne évoluer dans le jeu en décrivant par le détail le fonctionnement d’une lampe de poche, est à tout le moins fort compréhensible)…
Réalisation technique :
Phantasmagoria fut l’un des premiers jeux vidéo à être filmés en utilisant la technique du fond bleu. C’est à dire que les acteurs humains jouaient leur rôle devant une toile bleue, et que les programmeurs remplaçaient après cette toile bleue par les décors de leur choix. Si l’architecture générale du manoir est impressionnante, la qualité graphique proprement dite n’est pas toujours au rendez-vous. Le personnage « vivant » (et pas toujours très bien détouré) semble quelque peu incongru au milieu de décors qui donnent parfois l’impression d’avoir été réalisés au fusain. Non pas que ce soit moche, loin de là, mais le style graphique retenu ne se marie pas toujours très harmonieusement avec les personnages filmés. Il s’agissait néanmoins d’une petite révolution à l’époque (seul Under a Killing Moon avait utilisé ce système de manière aussi poussée jusqu’alors, du moins si on ne considère que les « vrais » jeux, et pas tout cet amas de saletés vaguement semi-interactives qui faisait rage à une époque…) qui allait ouvrir la voie à d’autres jeux d’aventure à la technologie mieux maîtrisée (Gabriel Knight II en tête…).
Comme dans tout bon jeu d’aventure de ces années-là, le personnage principal passe son temps à expliquer tout haut ce qu’elle aperçoit ou l’objet sur lequel elle vient de mettre la main. En vidéo, le résultat est surprenant. Voir une femme « vivante » parler toute seule dans son immense maison a quelque chose de dérangeant, presque plus dérangeant que les multiples phénomènes paranormaux qui se déclenchent au cours de la partie. En dehors de ces comportements un peu ridicules, exigés par le script sans doute, l’actrice principale ne se débrouille pas trop mal malgré une fâcheuse tendance à sur-jouer certaines scènes chocs. Malheureusement, on ne peut pas en dire autant des autres acteurs : Don est un gros flan rosâtre qui semble échappé de « Sous le soleil », les deux clochards, Cyrus et sa vieille maman, sensés dédramatiser quelque peu la tension sont à se pisser dessus en hurlant de rire, tant ils forcent leur côté faire-valoir comique. Et pour l’humour « volontaire »… disons que ce n’est pas vraiment un domaine où Roberta Williams brille particulièrement. En revanche, chapeau bas pour l’ambiance sonore, très angoissante avec une profusion de chants grégoriens librement inspirés du Carmina Burana de Carl Orff.
On regrettera également que le jeu tienne sur pas moins de 7 CD, ce qui implique d’ennuyeux et fastidieux changements de disque lorsqu’on passe les chapitres. L’absence de système de compression vidéo efficace à cette époque en est l’explication, mais Sierra aurait également pu nous épargner de nombreuses séquences filmées totalement dispensables : il faut près de 20 secondes à Adrienne pour s’emparer du moindre objet, après l’avoir examiné sous tous les angles, avoir réfléchi quelques instants à sa nature profonde d’objet et s’être recoiffée au passage. Dans le genre « remplissage gratuit », Sierra a fait très fort, d’autant plus que ces longueurs nuisent quand même un petit peu à l’atmosphère générale.
Une option « parental lock » qui permet aux parents anxieux d’épargner à leurs marmots les scènes riches en barbaque et la sexualité diabolique de Phantasmagoria. Bon, à la base, tout le monde reconnaîtra que c’est un peu crétin d’acheter à ses gosses un jeu qui table quand même principalement sur l’épouvante, le sanguinolent et quelques séquences porno soft pour ménagère, pour ensuite en retirer tout le contenu « répréhensible ». Autant leur acheter l’intégrale de South Park expurgée de toutes ses réflexions ordurières… Mais bon, la culture américaine n’en est plus à un paradoxe près… Enfin, n’oublions pas le petit crâne en bas à gauche de l’écran qui vous filera quelques indices souvent sibyllins lorsque vous bloquerez en cours de partie. Cela n’arrive heureusement pas souvent, les énigmes de Phantasmagoria n’étant pas vraiment ce que le jeu d’aventure a proposé de plus tortueux.
En bref : 14/20
Malgré quelques couacs involontaires, l’ambiance, qui tient à la fois des romans gothiques du XIXe siècle et de Shining, s’avère plutôt réussie. On suit l’histoire avec grand intérêt, surtout à compter du chapitre 4 ou les évènements ont une nette tendance à s’accélérer. Du point de vue de la progression, les énigmes qu’offre Phantasmagoria ne sont ni énervantes ni franchement compliquées à résoudre. Même un joueur occasionnel de jeux d’aventure ne devrait éprouver aucune difficulté à le terminer en quelques jours. Au final, Phantasmagoria est un bon petit jeu d’aventure, mais qui n’est pas exactement le programme historique qu’il ambitionnait d’être.