Dans les années 90, l’éditeur Cryo fut le symbole à lui seul de l’apothéose et de la décadence des jeux vidéo Made in France et de la fameuse « French touch ». Dès le début des années 90, la petite entreprise fondée par Philippe Ulrich et Rémi Herbulot ne tarda pas à se faire connaître pour la beauté, le design novateur, l’atmosphère unique et la magie qui se dégageaient de chacune de ses productions. Dune, KGB, Commander Blood ou MegaRace furent quelques unes des réalisations Cryo les plus fameuses du début de la décennie passée. Le temps passa malheureusement, et Cryo ne sut anticiper les nouvelles tendances et les changements de mode. L’éditeur persévéra dans la veine du jeu d’aventure alors même que ce genre tombait progressivement en désuétude, tandis que la suprématie visuelle qui avait forgé la réputation de ses jeux perdait lentement mais inéluctablement du terrain face aux concurrents. De plus, les développeurs mettaient tellement l’accent sur l’ambiance et l’esthétique qu’ils en oubliaient de soigner les autres caractéristiques pourtant essentielles de leurs produits. On en arriva finalement à se retrouver avec de superbes jeux d’aventure (Egypte, Versailles, etc ) qui se finissaient en un tour de main et possédaient une ergonomie et une interface très mal pensées. Cryo mit finalement la clé sous la porte en 2002, non sans avoir laissé une empreinte durable sur l’histoire vidéoludique.
Lost Eden fut l’une des plus belles réalisations de l’entreprise française. Cette uvre pleine de poésie transportera les amateurs d’utopie dans un lointain et mythique passé, au cours de l’âge antédiluvien d’Eden où dinosaures et êtres humains cohabitaient dans la plus parfaite harmonie. Cette ère préhistorique rêvée vola en éclats le jour où les légions de Moorkus Rex, le seigneur des tyrannosaures, se répandirent sur le monde et y semèrent le chaos et la destruction. L’harmonie fut brisée, chaque race se replia sur elle-même pour assurer sa survie : les dinosaures se dissimulèrent dans les forêts et les zones peu accessibles tandis que les humains se retranchaient dans leur grande forteresse du nord, Mö, préservée de l’attaque des sauriens carnassiers par le climat hostile.
Des siècles ont passé depuis ces tragiques évènements. Vous, le prince Adam (héritier d’Eternia, défenseur du château des ombres euh non, désolé erreur de script !), venez de fêter votre majorité. Vous brûlez d’envie de découvrir le vaste monde mais votre père, le roi Grégor de Mashaar, craint pour votre sécurité et vous interdit de sortir de la forteresse. C’est alors qu’une jeune dame dinosaure de votre connaissance, Dina, vous persuade (car les dinosaures parlent dans l’univers de Lost Eden, et ils ont parfois une voix diablement sexy !) de rendre une dernière visite à son grand-père, le vieux Tau, qui se meurt dans une caverne non loin du château. Le vieux reptile mourant vous fait part de ses songes, dans lesquels il a vu un monde où dinosaures et humains, à nouveaux alliés, défiaient et abattaient la tyrannie de Moorkus Rex. Il vous enjoint de découvrir l’antique secret des architectes qui avait jadis rendu possible une telle alliance. Une rapide exploration de la forteresse révélera le grand secret : humains et dinosaures collaboraient auparavant dans la construction de forteresses semblables à Mö, dans lesquelles ils s’abritaient pour échapper au danger qui les menaçait. A présent investi d’une mission planétaire, votre tâche sera de récréer les condition de cette alliance, en convaincant humains et reptiles d’oublier leurs différents passés et de se remettre à la tâche, ensemble, pour un monde meilleur (roulements de tambour et violons, svp).
Plus pragmatiquement, l’objectif sera assez similaire tout au long du jeu. Adam devra explorer chacune des nombreuses vallées du monde d’Eden. Dans ces vallées, il devra réunir différents objets afin de convaincre la race de dinosaures et la race d’anthropoïdes plus ou moins humains qui squattent l’endroit de bâtir une forteresse. Le jeune homme sera accompagné par plusieurs compagnons de route (Dina, Eloy le ptérodactyle aux conseils avisés, ce demeuré de Cécil, le captaine des gardes, ) qui lui fourniront parfois des informations utiles et seront les seuls à pouvoir utiliser certains des objets découverts. Une fois les forteresses établies dans chaque vallée, et après quelques rebondissements intéressants (dont une rencontre avec une chef de tribu nommée Eve non, le scénario n’est pas téléphoné), la dernière pièce à l’édifice sera de trouver le moyen de défaire Moorkus Rex en personne.
Réalisation technique :
Les déplacements en précalculé dans lesquels Cryo excellait ont beaucoup vieilli, de même que le rendu visuel global qui, aujourd’hui, peut paraître parfois un peu moche. Les teintes sont parfois étranges, et on note un certain scintillement de l’image et un aspect granuleux lors de nombreuses animations. Pourtant, en 1995, je peux vous garantir que Lost Eden était une incroyable uvre d’art et qu’on ne se lassait pas de se déplacer encore et encore à travers les vallées, ne serait-ce que pour admirer les merveilles du paysage et les jeux d’ombre et de lumière sous les frondaisons des sycomores par centaines (à moins qu’il ne s’agisse d’une patte de diplodocus ?). Les dinosaures eux-mêmes sont assez impressionnants, surtout les tyrannosaures, même si - très rarement - on pouvait trouver que leurs mouvements manquaient de crédibilité. Plus que la qualité technique, c’était surtout le style à nouveau unique de Cryo qui séduisait, ces étranges créatures que l’on rencontrait dans l’univers d’Eden, l’architecture audacieuse des forteresses et l’esprit très zen qui se dégageait de l’ensemble. Par contre, les personnages avec qui on pouvait communiquer provoquaient un effet curieux. Au milieu de ces décors 3D un peu flous et brumeux, vos interlocuteurs étaient en pure 2D, et dessinés dans un style graphique très chargé et très bande dessinée. Ceci dit, Lost Eden, s’il a beaucoup vieilli techniquement, parvient toujours à dégager une ambiance envoûtante aujourd’hui. La bande sonore était l’autre fleuron du jeu. Les voix digitalisées étaient d’excellente facture, un peu plus réussies en anglais qu’en français, mais même dans cette langue, on se retrouvait avec des dialogues crédibles (quoiqu’un peu surjoués à l’occasion). Mais on retenait surtout la splendide B.O. composée par Stéphane Pick, ces sublimes mélopées à la fois tribales et New age qui collaient incroyablement bien au jeu. Le génie de ces compositions était tel qu’on se laissait emporter dans l’univers de Lost Eden sans résistance. Rares sont les jeux dont la bande sonore disposait d’une telle force de persuasion, même aujourd’hui. Reste la jouabilité, ultra simple dont il faut un peu parler. Le curseur que l’on dirigeait à l’écran s’ornait d’un motif dès qu’il y avait quelque chose à faire à un endroit (marcher, regarder, prendre un objet, …), et l’inventaire était accessible en permanence en bas de l’écran. De quoi rendre Lost Eden accessible à toute la famille, y compris à la grand mère larguée depuis l’invention du phonographe.
En bref : 15/20
Bien qu’il accuse aujourd’hui son âge, Lost Eden reste un jeu d’aventure plein de charme. Très inspiré par Dune (même visualisation globale, même possibilité d’embarquer provisoirement des personnages avec soi, même esprit « initiatique » et même concept d’unification des peuples étape par étape, …), son principal défaut a toujours été sa simplicité. Les énigmes sont très faciles à résoudre, il y a tellement peu d’objets à récupérer que l’on ne réfléchit pas des heures lorsqu’il faut en utiliser un, la progression est très logique, et on a en fait plus souvent l’impression d’être spectateur d’une sympathique histoire qu’autre chose. On entre dans une vallée, on se balade, on tape la causette avec toute l’équipe, on ramasse une pomme pour s’attirer les bonnes grâces des indigènes, on joue un air de flûte pour charmer les sauriens, et en voiture Simone ! La durée de vie est donc clairement le point faible du jeu. Etant donné qu’il est possible de le trouver relativement facilement sur les sites d’Abandonware, vous n’aurez heureusement pas l’impression aujourd’hui d’être lésé sur la mrchandise. Pour tous ceux qui ne jurent que par les belles histoires et les grosses ficelles, les mythes fondateurs de l’humanité revus et corrigés et les grosses bestioles pleines d’écailles, Lost Eden est une bien belle réalisation, peut-être un peu trop naïve et familiale par moments, mais qui permet de s’évader dans un monde imaginaire assez inspiré, bercé par la superbe musique de Stéphane Picq