L’une des premières séries de jeux Point & click orientés adultes à avoir percé à une époque où le jeu d’aventure se devait d’être soit humouristique (les LucasArts en général), soit gnangnan (King’s Quest, Kyrandia, …), Gabriel Knight fait aujourd’hui partie des classiques du jeu vidéo. Sa première enquête, une série de meurtres rituels à La Nouvelle Orléans, liés aux pratiques vaudous, s’était distinguée du lot de ses contemporains par son ambiance nocturne et fascinante, ses références constantes à la magie noire, ses dialogues plus adultes que la moyenne et son scénario bétonné digne des meilleures séries américaines. Les joueurs furent obligés d’attendre plusieurs années avant de bénéficier d’une suite digne de ce nom qui, évolution des techniques oblige, se déroulait intégralement en vidéo.
Après ses démêlés avec les cultes démoniaques de la Louisiane, Gabriel Knight s’est retiré dans le château familial de Rittersberg, en Bavière, et continue à y écrire ses romans de gare pendant que son amie Grace Nakimura fait tourner la boutique à la Nouvelle-Orléans. Cette quiétude campagnarde est troublée un soir par l’arrivée impromptue d’un groupe de résidents du village voisin. Un crime atroce a eu lieu dans les environs : une enfant a été sauvagement déchiquetée par un loup, un loup beaucoup trop massif pour qu’il puisse s’agir d’une simple bête sauvage. Dans cette région encore fertile en superstitions, les villageois y voient l’œuvre du mal : il est clair qu’un loup-garou rôde dans la région. C’est donc tout naturellement qu’ils se tournent pour leur salut vers l’héritier des Schattenjäger, cet écrivain américain qui, d’abord très sceptique, va néanmoins accepter d’enquêter sur l’affaire pour rendre service à ses nouveaux compatriotes. Gabriel, rationnel, partira pour Münich et enquêtera sur ce qu’il pense être un banal fait divers impliquant un loup enragé un peu plus gros que la normale. Ses investigations l’amèneront à rendre visite au zoo municipal pour y interroger un spécialiste des mœurs lupines, au commissariat pour tenter de trouver des traces de meurtres similaires, et à fréquenter un club très fermé d’aristocrates passionnés par la chasse… sous toutes ses formes. Pendant ce temps, aux Etats-Unis, Grace ne supporte pas d’être tenue à l’écart de l’enquête et prend immédiatement l’avion pour l’Allemagne. Arrivée au Schloss Ritter, elle constate que Gabriel est absent et décide, en attendant son retour, de mener ses propres recherches, centrées plus particulièrement sur les anciennes légendes locales. Elle sera en cela aidée par Gerde, la gouvernante du Schloss Ritter ainsi que par les Smiths, deux médiums américains complètement décalés. Le joueur incarnera donc alternativement Gabriel et Grace, jour après jour. Chacun d’entre eux aura ses propres méthodes de recherche, ses propres lieux à investiguer et fera ses propres découvertes. Au terme de nombreux et intéressants entrechats scénaristiques, les recherches des deux héros finiront par se croiser, dévoilant peu à peu la vérité, à laquelle viendra se mêler un opéra perdu de Richard Wagner et le terrible secret du roi Louis II de Bavière.
A l’instar de l’épisode précédent, Gabriel Knight II est un pur jeu d’aventure, avec son lot d’objets à trouver et de personnages à interroger. Le gameplay fait la part belle aux dialogues, ce qui le rapproche également d’un jeu d’enquête à la Sherlock Holmes. Outre le rôle qu’ils jouent dans la mise en place de l’atmosphère du jeu, ces dialogues constituent une mine d’informations et d’indices qui trouveront généralement une application pratique plus ou moins directe quelques temps plus tard. Il sera donc impératif de faire très attention au moindre détail que pourraient laisser échapper les interlocuteurs de Gabriel ou de Grace, car les énigmes ne sont pas toujours évidentes. Le fait que les décors aient été réalisés sur base de véritables photographies corse légèrement la partie. Dans les anciens jeux d’aventure, on repérait rapidement l’objet utile à utiliser ou à ramasser. Celui était généralement isolé, brillait d’une manière un peu curieuse ou était simplement plus finement représenté que les éléments avoisinants. Dans le cas de Gabriel Knight II, il est plus difficile (mais aussi beaucoup plus réaliste), de différencier un élément du décor d’un objet que l’on peut examiner ou d’un objet que l’on peut ramasser. Seul le pointeur, en changeant d’aspect, indiquera que l’élément possède quelque chose de spécial. Rien qu’au début de l’aventure par exemple, dans les environs de la ferme de la famille Hüber, il faudra quand même chercher un peu pour mettre la main sur les poils de loup qui gisent dans l’herbe.
Réalisation graphique :
Evolution logique du premier Phantasmagoria et premier jeu d’aventure à présenter des acteurs réels incrustés dans des photographies (le tournage s’est déroulé suivant les principes du célèbre « fond bleu »), Gabriel Knight II m’avait charmé à l’époque, même si aujourd’hui, on doit bien reconnaître que tout n’était pas encore parfait. Le phénomène d’incrustation des acteurs dans les décors est encore palpable, tout particulièrement dans le cas des figurants qui sont là pour apporter une petite touche de vie dans des décors par ailleurs globalement fixes. Qu’importe : les paysages sont dans l’ensemble tout à fait réussis, avec une mention spéciale pour le centre de Münich ou les différentes salles du Neuschwanstein. Même le phénomène « d’entrelacement » de la vidéo (une ligne sur deux est affichée, pour tourner sur des configurations basses) ne parvient pas à nuire à la bonne impression que Gabriel Knight II procure. Comme souvent avec les jeux en FMV cependant, on s’intéresse moins à la réalisation proprement dite qu’au jeu des acteurs. Le cahier de charge du jeu d’aventure implique toujours que les personnages regardent autour d’eux, prennent des poses inspirées et froncent les sourcils à la moindre action engagée, mais le phénomène est tout de même moins effrayant que dans Phantasmagoria. Grace Nakimura (Joanne Takahashi au civil) joue plutôt bien, du moins si l’objectif était d’en faire un personnage énervant et assez antipathique. Les personnages secondaires s’en tirent dans l’ensemble très correctement, même si certains Allemands obéissent à l’image d’Epinal obligatoire qu’ils doivent incarner dans les jeux américains : de gros rougeauds sympathiques qui engloutissent des saucisses arrosées de litres de bière avec force « Bitte schöne », ou de robustes blonds cassants et désagréables, aux cheveux gominés, auxquels il ne manque plus que l’uniforme de Graf prussien. La grosse faute de goût dans l’histoire, c’est l’acteur principal. Quand je jouais au premier Gabriel Knight, je m’imaginais le héros comme une sorte d’aventurier urbain, bohème et inconstant mais en même temps doté d’une volonté d’acier. Le second couteau engagé pour le tournage (Dean Erickson) a l’air de sortir tout droit d’une série AB Productions, avec son regard mi-clos de bellâtre en manque de liquidités et sa prétention d’arriviste venant d’hériter de la fortune d’une vieille tante malade. Ce n’est sans doute pas la faute de ce pauvre homme, qui a vraisemblablement fait ce qu’on attendait de lui, mais pourquoi diable Jane Jensen a-t-elle transformé son héros en fiotte antipathique et évaporée ? Dans le même ordre d’idée, les deux médiums américains sont, en version française, totalement insupportables, avec leur accent de redneck trisomique qui aurait appris le français en regardant des sketchs des Inconnus. Peut-être en version originale, le public a-t-il beaucoup ri en reconnaissant l’accent chuintant de la Caroline du nord, du Missouri ou de dieu sait quel autre état bouseux, mais en version française, l’effet tombe tout à fait à plat. Je sais bien qu’en 1996, les jeux vidéo n’attiraient encore que les acteurs de série B et les has-been à la Mark Hamill mais quand même. Un acteur sauve néanmoins la mise à l’ensemble : Peter Lucas (par ailleurs, acteur à la filmographie aussi pauvre que le reste du casting) qui incarne le Baron Von Glower. Personnage charismatique en diable, parfaitement à son aise dans son rôle d’aristocrate manipulateur, cet homme parvient à lui seul à faire oublier les – relativement – piètres performances de ses collègues.
Jouabilité / difficulté
C’est du Point & Click, autant dire qu’il était assez difficile de foirer sur ce coup-là. Au niveau du fond, on appréciera que le jeu soit très long, et que les énigmes soient compliquées et bien imaginées sans jamais s’avérer impossibles à résoudre. De loin en loin, on note quand même quelques fautes de goûts. Certaines énigmes sont parfois un peu tirées par les cheveux. Par exemple, pour persuader Tomas, le gardien du zoo, de quitter son poste, Gabriel devra réaliser un montage audio sur base des conversations enregistrées qu’il a eu avec le directeur de l’endroit. Quel gardien de zoo, même totalement abruti, se laisserait prendre à un tel subterfuge ? Plus tard, il faudra à plusieurs reprises faire « toquer » un coucou afin que le réceptionniste du club de chasse abandonne son poste et aille vérifier qui frappe à la porte. Si on est prêt à gober des énormités pareilles dans un jeu de facture plus traditionnelle, le fait que celui-ci soit intégralement en vidéo devrait inciter à davantage de sérieux. Hormis ces quelques séquences farfelues, les énigmes restent néanmoins très bien ficelées dans l’ensemble et, en se montrant attentif au moindre élément, on finit toujours par découvrir la voie à suivre. En revanche, on pointera du doigt une séquence, vers le milieu de l’aventure, qui nuit beaucoup au gameplay. A ce moment, Grace doit visiter successivement le Neuschwanstein, le musée Louis II à Herenchiemsee et le musée Wagner à Bayreuth. En surface, on a droit à une superbe visite guidée de ces trois célèbres lieux touristiques, avec commentaires audio, tableaux à admirer, objets, extraits de lettres, pièces de collection exposées dans des vitrines… Gabriel Knight II se transforme alors presque en un CD-Rom culturel de type « Le Louvre ». L’idée était réellement intéressante. Le problème, c’est que ces visites font également partie du gameplay. Il faut en effet tout examiner pour que le scénario progresse, et il suffit d’oublier un seul petit élément dans une vitrine et la progression s’en trouve bloquée. Je dois avouer qu’il s’agit d’une séquence extrèmement frustrante. Heureusement, il s’agit là d’un cas isolé.
**Son **
Le doublage semble parfois un peu artificiel : en plus d’avoir engagé un second couteau de l’actor’s studio pour incarner Gabriel, Sierra a engagé le beau-frère du commercial de la filiale française pour le doubler. Quant à Grace, la prestation de sa vis-à-vis française mérite tout simplement une paire de baffes. Ne soyons quand même pas trop durs avec eux : les personnages principaux des jeux d’aventure en FMV ont la partie la plus ingrate de l’affaire, avec cette obligation de faire part de leurs pensées à voix haute, et les autres doubleurs s’en tirent avec les honneurs, malgré une tendance à l’accent allemand caricatural. N’oublions pas qu’à l’époque, la nullité était la norme dans le doublage de jeu, et Gabriel Knight II ne s’en tirait franchement pas mal du tout par rapport aux standards en vigueur à l’époque. Reste les musiques et là, on nage dans le bonheur. Robert Holmes, le compositeur qui avait déjà œuvré sur le premier épisode (et accessoirement époux de la scénariste et productrice de la série Jane Jensen, ceci pouvant expliquer cela) est de retour et nous a gratifié de superbes compositions, mystérieuses et envoûtantes comme on avait rarement l’occasion d’en entendre à l’époque. Le bonhomme s’est même fendu d’un opéra entier pour ce fameux opéra perdu de Wagner évoqué plus haut. Appelé « Der Fluch Des Engelhart », cette œuvre originale reste parfaitement dans le ton de l’œuvre du maître de Bayreuth et l’illusion est tout à fait charmante.
En bref : 18/20
Bien que les jeux en FMV soient aujourd’hui un interlude mort et enterré de l’histoire du jeu vidéo, bien que ce mode de représentation n’ait plus rien de révolutionnaire et malgré quelques acteurs assez cabotins, Gabriel Knight II reste toujours une référence du jeu d’aventure. A un niveau purement ludique, l’enquête allemande de l’écrivain réalise un sans-faute parfait : le jeu est long, les énigmes sont globalement intéressantes et crédibles et elles ne sont ni irréalisables ni trop évidentes. Mais c’est surtout le talent de conteuse de Jane Jensen qui donne toute sa saveur à ce chef d’œuvre. Le synopsis est passionnant, les rebondissements abondants (malgré une légère perte de souffle dans le dernier chapitre) et ce conte fantastique, qui insère de nombreux éléments de la culture allemande, représente l’un des tous meilleurs scénarios de jeux de cette époque. Un chef d’œuvre accompli, que ses menues faiblesses (plutôt amusantes quand on les considère avec du recul) ne doivent pas vous empêcher d’apprécier à sa juste valeur.