Parler de Doom en 2007, ça revient un peu à raconter en détail le scénario de la Guerre des Etoiles à un public de geeks lors du congrès annuel des fans de George Lucas : on éprouve la désagréable impression d’être en train d’expliquer des trucs que tout le monde connaît déjà sur le bout des doigts, couplée à celle d’un public qui écoute poliment, avec l’indulgence qu’on octroie d’ordinaire aux simples d’esprits et aux vieillards radoteurs. Bref, soyez indulgents avec ma tentative de réinventer la roue. Faites comme si vous n’aviez jamais joué à Doom. Non, faites plutôt comme si j’étais un vieillard radoteur, ce sera plus simple pour tout le monde.
Car s’il est un jeu dont le nom résonne à travers les siècles (bon… pt’être pas à ce point là non plus), c’est bien Doom. Ce qu’on peut dire de lui avant toute autre considération, c’est qu’il n’est pas le grand père du FPS mais simplement son père, ce qui n’est déjà pas si mal. Selon l’hagiographie officielle (qui néglige comme d’habitude les petits bras n’ayant pas récolté un succès de masse), Wolfenstein 3D fut bel et bien le fondateur du genre, mais ce fut Doom qui permit d’asseoir la suprématie de ce nouveau type de jeu, appelé à devenir l’un des plus populaires des 15 dernières années. Son scénario est pourtant mince comme du papier à cigarettes, et fait partie de ce genre de scénario qui servent simplement de caution à un massacre en bonne et due forme. Voyez plutôt : les habitants des colonies de Mars, en exploration sur les lunes Phobos et Deimos, ont mis à jour par inadvertance un portail ouvrant tout droit sur une dimension infernale peuplée d’affreuses créatures. En quelques jours, les défenses martiennes sont submergées et les troupes envoyées en renfort, massacrées. Sauf vous, évidemment ! Dernier Space Marine vivant de votre escouade, votre mission va être de réussir là où 10000 de vos collègues réunis se sont viandés : pénétrer dans le portail, zigouiller tout le monde de l’autre côté et stopper l’invasion. Comme l’aurait si bien dit un de vos collègues philosophes restés sur Terre, « Yippee-kee-yeah, motherfucker ».
Les évolutions apportées au genre par les célébrissimes John Romero, John Carmack et Adrian Karmack sont particulièrement nombreuses, et sont toujours considérées aujourd’hui comme des éléments indispensables à tout FPS qui se respecte. On signalera par exemple l’arrivée de plafonds et de planchers texturés (contrairement à la couleur uniforme en vigueur dans Wolfenstein), le fait que l’arme se balance lorsqu’on se déplace, l’apparition de pièges (par exemple, s’emparer de munitions ou d’une clé déclenche l’ouverture d’une alcôve remplie d’adversaires) et le fait que ces adversaires n’hésitent pas à s’entretuer si par mégarde, ils se blessent mutuellement en tentant de vous attaquer.
Sur le fond, Doom se distingue moins de ses prédécesseurs puisque le principe est toujours de retrouver trois clés par niveau, qui vous permettront d’ouvrir des portes fermées et d’atteindre la sortie du niveau. Mais ce que Doom ajoute par-dessus tout et qui contribuera majoritairement à son succès, c’est une atmosphère inégalée, aussi captivante qu’angoissante. Ça n’a peut-être l’air de rien aujourd’hui mais en 1994, quand vous progressiez dans un entrepôt à l’éclairage aléatoire en entendant les démons gronder plus ou moins férocement autour de vous, je peux vous assurer qu’aucun joueur n’en menait large. Si les stages du premier épisode se déroulaient dans le contexte familier d’une base spatiale, tout changeait dès le second épisode et surtout, le troisième (le bien-nommé « Inferno »). La plupart des environnements de la seconde mission évoquaient une sombre forteresse médiévale, tandis qu’avec Inferno, on se retrouvait plongé dans la vision ID Software des Enfers, avec des paysages sinistres, des structures gluantes constituées de chair et d’ossuaires, surfaces mouvantes composées de visages hurlants, pentacles, croix renversées et corps empalés, suppliciés et charcutés à foison. Cette débauche de violence et de sang, assez unique à l’époque, transforma Doom en phénomène de société, de nombreux commentateurs et sociologues oisifs y voyant une future pépinière à satanistes psychotiques. Faut dire qu’au niveau de l’attirail du Space Marine, Doom ne faisait pas dans la dentelle non plus.
Ces armes sont devenues aujourd’hui de véritables poncifs : le pistolet, le fusil à pompe, la sulfateuse, le lance-roquettes, le canon à plasma et l’inoubliable BFG 9000, qui transformait tout ce qui remuait à l’écran en cendres chaudes mais engloutissait vos munitions plasma à une vitesse non moins impressionnante. Mais l’arme bénéficiant du plus fort capital-sympathie restait la tronçonneuse, définitivement la solution miracle pour se tirer d’affaire une fois encerclé par une meute de démons rosâtres. Sans oublier les redoutables items «Berserk» qui dotaient brièvement le Space Marine d’une force surhumaine, et lui permettaient d’éclater ses adversaires à mains nues. Les adversaires sont eux-aussi passés à la postérité : qui ne s’est jamais gaussé de la lenteur des soldats post-humains, n’a jamais hurlé de rage pris sous les tirs croisés des imps, ne s’est jamais jeté, tronçonneuse au clair, sur un cacodémon pour l’empêcher de s’échapper vers les cieux, et n’a jamais fui comme un lapin névrosé sous le feu nourri de l’épouvantable Cyber-démon ? Pas grand monde, c’est bien ce qu’il me semblait.
Techniquement, Doom s’imposa sans la moindre difficulté comme l’un des jeux les plus impressionnants de l’année 93. Graphiquement, le jeu était une claque magistrale. L’architecture des différents niveaux témoigne d’un énorme progrès depuis Wolfenstein 3D. Oubliez les salles et les couloirs rectilignes du jeu précité, Doom présente des environnements nettement plus complexes, du couloir étroit à la vaste salle haute d’une vingtaine de mètres et constituée de nombreux étages intermédiaires, sans oublier les séquences en extérieur, escaliers, ascenseurs et salles à la luminosité variable. Pour la première fois, le joueur éprouvait le sentiment de progresser dans un univers crédible, inquiétant, où il se sentait autant en sécurité que Ripley rampant dans le système d’aération du Nostromo. Le sentiment d’immersion n’avait jamais été aussi poussé dans un jeu d’action. Par un ingénieux système de fausse 3D (pour faire court, le jeu est programmé sur un seul plan, les salles les plus vastes en hauteur fonctionnant selon un superposition de plans uniques), Doom tournait sans problème sur la majorité des PC de 1994. Le reste de la réalisation est à l’avenant. Pratiquement aucun bug graphique ou chevauchement malheureux de texture n’est à déplorer, la maîtrise du héros est beaucoup plus souple que dans les FPS précédents, avec notamment la possibilité de faire des pas de côté pour éviter un tir ennemi. La bande sonore n’est pas en reste, avec des musiques brutales et bien saturées (Romero est fan de Metal et ça s’entend !) et surtout, des bruitages mémorables et stressants, dont l’intensité variait en fonction de la proximité des ennemis. Tout seul devant son écran, dans le noir, il y avait de quoi souiller son siège de bureau à plusieurs reprises ! Enfin, cerise sur le gâteau, n’oublions pas que Doom est aussi à l’origine de deux éléments capitaux pour l’avenir des FPS. Tout d’abord, l’engouement fut tel que des joueurs ingénieux parvinrent à bidouiller suffisamment le code source pour créer leurs propres niveaux, alors même que les développeurs n’avaient absolument pas prévu cette possibilité au départ. Les mods étaient nés. Ensuite, Doom fut le premier FPS permettant de jouer en réseau, à deux par modem et à quatre en LAN. Une révolution dont personne ne pouvait prévoir la réelle portée à l’époque…
En bref : 19,5/20
Tout comme Quake, Doom parvient encore à séduire aujourd’hui par ses qualités techniques et ludiques. Si la technique est évidemment tombée en désuétude, l’ambiance est suffisamment prenante pour qu’on se surprenne à sursauter quelques fois face à l’attaque subite d’une horde de démons. Remis dans le contexte de l’époque, Doom était tout bonnement un jeu incroyable, une révolution visuelle (l’architecture complexe des stages), ludique (le plaisir incroyable qu’il générait), culturelle (le gore extrême pour l’époque, l’ambiance sulfureuse) et technologique (les mods, le jeu en réseau). Mais rien que le mode solo surclassait déjà – et de très loin – tout autre soft contemporain. Un chapitre entier de l’histoire des jeux vidéo venait de s’ouvrir, et on est encore loin de l’avoir refermé aujourd’hui.